Sélectionner une page

Contrainte: choisir un arbre et écrire son soliloque; sablier: 1h30.

 

Que regardes-tu, moustique? Tu touches sans tendresse ma peau rêche, là où un insolent m’a marqué d’une croix. Tu marmonnes dans ta langue que tu es seul à comprendre, tu parles mais ne dis rien. Tu regardes mais ne vois rien. Tu as cessé de voir le jour où Adam a renommé le monde. Nommer n’est pas ordonner, nommer c’est vouloir dominer.

Alors vas-y, donne-le moi, ce nom qui te brûle les lèvres. Un peu de courage, moustique. Allez! Dis-le! Un frêne. Voilà. Cela te rassure, n’est-ce pas? Je te semble moins grand, ainsi confiné dans une petite case.

Un frêne. Tu aimes trop les chiffres, moustique. Regarde mieux. Frêne, peut-être le suis-je, mais comment daignes-tu me dire “un”? Je ne suis pas un, je suis tout. Plus tu m’observeras et moins tu verras où je m’arrête, où je débute. Je suis la mousse qui recouvre mon tronc, le lichen qui s’infiltre dans mes sillons, ce crochet de métal que j’ai accueilli dans mon giron.

Je suis les touffes d’herbes hautes qui m’entourent, je suis les orties qui me protègent des renégats à quatre pattes que tu as dressés, je suis les oiseaux invisibles qui peuplent ma tête. Je suis l’arbre chanteur, je suis un monde enchanté.

M’entends-tu, moustique? Laisse-moi te raconter l’Eden tel qu’il est vraiment. Tu sembles encore plus borné que tes semblables, le plus sourd des sourds à mes vibrations qui pourtant t’inondent. Or, tu dois m’entendre, moustique.

De la butte sur mon petit vallon, je perçois un de vos abjects repères massifs, bâti de la chair des miens, séchée et taillée en planches d’égal format. Que crois-tu que je ressente, à subir jour et nuit l’exposition du cadavre de mes frères dont tu fais ton nid? Vous n’êtes que des parasites, je vous vomis.

Derrière moi, par contre, s’étend ma tribu. Je suis l’arbre qui cache la forêt. Le premier de cordée, vaillamment je veille au bord du gouffre de tes ambitions. Je fais le guet. Si tu dépasses les bornes, ce que tu feras toujours, je sonnerai l’alerte. Je lutterai à mort contre tes mâchoires dentées et tes pinces de crabe. Ta mégalomanie, je l’éreinterai. Bien sûr, je mourrai, mais dans l’ultime geste, j’enverrai par mes racines toute ma puissance et mon savoir à mes semblables. Moi mort, ils se nourriront de mon corps, ils en seront plus forts encore. Tu peux m’attaquer et me gagner, comme une bataille. Plus féroce en sera la guerre.

A quelques centimètres de mon tronc, vous avez creusé votre habituel sillon. Sur sa surface grise de mort, tes chevaux de métal roulent aisément. Il coupe mon territoire, mais crois-tu vraiment qu’il puisse me contenir? Ta sève de béton n’est qu’une croûte sur notre écorce verte. Sous elle, j’insinue mes racines. Dans dix ans, je l’aurai craquelée, morcelée, dépecée. Dans cent ans, mon flux vital l’aura absorbée.

De la butte sur mon petit vallon, au loin, je regarde les arbres à vent. Ceux que tu as dressés, toujours plus hauts, toujours plus grands. Crois-tu vraiment qu’ils me survivront? Leur mécanique s’enrayera dans quelques ans. Alors que nous, toujours nous vivrons. Nous sommes des millions. Nous sommes légion.

Je te raconte mes prédictions, moustique, mais à quoi bon? Tu peux croire, tu peux douter. Tu ne seras pas là pour les vérifier. Que saisis-tu de l’avenir? Que comprends-tu du temps? Pour toi, il passe. Pour moi, il reste. Je suis l’immuable. Recule!

***

L’arbre aurait pu continuer son soliloque pour le reste de l’éternité. Avait-il parlé une minute ou un an? Qui sait, un arbre a sa propre conscience du temps.

L’homme l’a, une dernière fois, jaugé de haut en bas. Puis il a tiré d’un coup sec sur la ficelle et la scie-sauteuse a démarré comme un vieux carrousel. A peine l’engin a-t-il tressailli en entamant l’écorce et il s’est enfoncé dans la chair végétale comme dans du beurre.

En vain, l’arbre avait grondé. L’homme n’était pas dupe. Les menaces sont l’arme des faibles, ultime tentative d’esquiver l’affrontement fatal. L’arbre est abattu, il a perdu. L’arbre finalement s’est tu.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *