
Texte sous contrainte: écrire le monologue de la femme sur cette photo d’Inge Morath (1955); 1h30 de sablier.
Ah, c’est ce qu’il croit! Il va voir ce qu’il va voir, on va bien rigoler. Trente ans, que je fais la boniche. Trente ans, que je lui prépare ses petits repas, que je lui raccommode ses petites chaussettes, que je lui nettoie ses petites affaires. Et lui, il se croit à l’hôtel. Il arrive à 18 heures, il prend le journal et s’affale sur le canapé. Monsieur veut lire les nouvelles. A la maison, il n’a jamais rien fait, jamais cuit un œuf. Il ose dire qu’il a besoin de se reposer, qu’il travaille toute la journée… Et moi alors, je prends le soleil, peut-être?
Quatre mômes que j’ai élevés, et avec lui ça fait presque cinq. Les nuits sans sommeil, la varicelle, les devoirs, les repas, les levers, les couchers, le ménage, la lessive. Et plus tard, de nouveau les nuits sans sommeil, récupérer Roberta à la fête foraine avant qu’elle se fasse tripoter par tout le village, et ramener Gianni de la cellule de dégrisement. Oh, ils m’en ont fait voir, les gamins. Et lui, le père, qui joue les chefs de famille devant les collègues au café, il n’a jamais rien dit. Si j’avais pas été là, les enfants auraient tous fini voyous. C’est moi qui les ai tenus. Je les ai nourris et je les ai tenus, j’ai tout fait, je vous dis!
D’abord, Gianni est parti. La Roberta s’est mariée peu après, mais il restait encore Peppe et Tonio. Tonio a voulu aller à l’université, c’était bien notre veine, le petit dernier qui reste étudiant jusqu’à 25 ans! On n’allait pas le mettre dehors. Et pour faire de bonnes études, il faut manger comme il faut, c’est quand même mon boulot de maman. Notre petit Tonio devenu ingénieur, c’est pas rien ça, il fallait le voir dans son beau costume quand ils ont appelé son nom sur l’estrade. Ah ben ça, j’étais fière. Avec son salaire, il a pu s’établir, il a pris un petit appartement. Je lui ai amené des casseroles, la semaine dernière, je me demande bien ce qu’il va manger. Faudra vite qu’il se trouve une bonne petite femme pour s’occuper de lui. Ca travaille dur, les ingénieurs, faut en prendre soin.
On est tous seuls, le père et moi, maintenant. Il a vraiment cru que j’allais continuer de faire la boniche juste pour lui? Non mais il s’est regardé, avec sa bedaine et sa peau toute rouge? Et il croit que je le sais pas, qu’il pince les fesses des serveuses au Cavallo Bianco? Maintenant que les petits sont grands, je vais m’occuper de moi. On va partir pour une semaine en Sicile, avec la Giuseppina et la Chiara, on va monter sur la montagne. Je lui dit ça à midi, qu’il doit me donner de l’argent pour la semaine. Et il lui, il veut pas. Vous vous rendez compte, l’avare me refuse les sous qu’il a gagnés grâce à moi qui tient le foyer? Il prend sa grosse voix, mais je sais bien que c’est parce qu’il ne saura pas se débrouiller, tout seul. Oh, il ne mourra pas de faim, il a bien assez de réserves de gras!
Je ne vais pas me laisser faire, ah ça non! J’ai pris le journal, celui qu’il n’a pas encore lu, et je lui ai claqué la porte au nez. Je ne cuisinerai plus rien tant qu’il m’aura pas donné mon argent. C’est aussi le mien. S’il me laisse pas partir en vacances, c’est ici, au pied de l’immeuble, que je vais prendre le soleil. Moi, en réalité, je déteste ça, le soleil en pleine face, c’est bon pour les filles du Nord. Mais, à l’abri derrière le journal, j’ai mon petit coin d’ombre. Et là, en pleine rue, tout le monde me voit. Qu’est-ce qu’elle fait là, la mère Carmen, qu’ils se disent tous. Ca va jazzer, hé hé! Tant que je n’aurai pas mon argent, je ne bougerai pas. Que tout le voisinage voie comme il est pingre, le père. Je fais la grève!