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Fertig lustig

Contrainte: insérer la phrase complète “Je sens mon estomac”; sablier: 1h.

 

La place de la gare de Berne fourmille de monde. Territoire neutre: une heure de train pour lui, une heure de train pour moi, mi-chemin. On aura gardé notre délicatesse fédérale jusqu’au bout.

Aura-t-il vieilli? Quelles traces d’usure peut accumuler le corps, en une année? La souffrance accélère le vieillissement, dit-on, on a chacun dû ramasser dix ans dans les dents. Ma maigreur rachitique, il la remarquera forcément. J’espère qu’il n’en dira rien.

Je tressaille à chaque béret qui émerge dans la foule. J’appuie plus fort le bras contre mon sac à main, pour sentir, à travers le cuir, les angles du boîtier de la montre de son grand-père. Elle est là, bien au chaud, sous ma garde. Pour la quinzième fois, mes doigts se glissent dans la poche intérieure pour palper la clé du garde-meuble, où sommeillent ses affaires. C’est bon, j’ai tout. 

Mes yeux scrutent la foule. Pourquoi est-ce que j’arrive toujours en avance, c’est dingue, ça! Les gens me frôlent, mon corps est figé alors que tous se pressent quelque part. Moi, non. Depuis un an, je ne suis qu’attente. J’attends les mots réparateurs qu’il ne dira pas aujourd’hui. A la place, il me rendra les vêtements oubliés au séchoir après ma toute dernière lessive zurichoise. Notre compte bancaire et notre assurance commune, il les a déjà résiliés. Lorsqu’on aura procédé à l’échange ultime des objets, il n’y aura plus rien. Tout sera divisé, réglé, putzé. Fertig lustig.    

Il est 16h03. J’hallucine qu’il me fasse poireauter pareillement, après tout ce que j’ai souffert! Est-ce qu’il va me coller une bise, en arrivant? S’il ose faire ça, je me tire, direct, et sa vieille montre en or, je la vends sur anibis. Le chien. J’attends encore deux minutes et c’est fini. Il ne me reverra jamais et une comme moi, il n’en retrouvera pas. Il ne me mérite pas. C’est moi qui aurait dû le quitter. Ah, ils riront moins, quand on sera toutes devenues lesbiennes. 

Le béret! Le beige, celui qu’on avait acheté à Séville, au mariage de sa sœur. Quel cagnard il faisait. On avait fait l’amour sur la pelouse à côté de la piscine, pendant que les autres bricolaient la déco au salon. Un été éternel. La lumière de ses yeux bleus m’inonde et m’aveugle. Qu’il est beau. Comment sont mes cheveux? Je sens mon estomac. 

En grève

Texte sous contrainte: écrire le monologue de la femme sur cette photo d’Inge Morath (1955); 1h30 de sablier.

Ah, c’est ce qu’il croit! Il va voir ce qu’il va voir, on va bien rigoler. Trente ans, que je fais la boniche. Trente ans, que je lui prépare ses petits repas, que je lui raccommode ses petites chaussettes, que je lui nettoie ses petites affaires. Et lui, il se croit à l’hôtel. Il arrive à 18 heures, il prend le journal et s’affale sur le canapé. Monsieur veut lire les nouvelles. A la maison, il n’a jamais rien fait, jamais cuit un œuf. Il ose dire qu’il a besoin de se reposer, qu’il travaille toute la journée… Et moi alors, je prends le soleil, peut-être?

Quatre mômes que j’ai élevés, et avec lui ça fait presque cinq. Les nuits sans sommeil, la varicelle, les devoirs, les repas, les levers, les couchers, le ménage, la lessive. Et plus tard, de nouveau les nuits sans sommeil, récupérer Roberta à la fête foraine avant qu’elle se fasse tripoter par tout le village, et ramener Gianni de la cellule de dégrisement. Oh, ils m’en ont fait voir, les gamins. Et lui, le père, qui joue les chefs de famille devant les collègues au café, il n’a jamais rien dit. Si j’avais pas été là, les enfants auraient tous fini voyous. C’est moi qui les ai tenus. Je les ai nourris et je les ai tenus, j’ai tout fait, je vous dis!

D’abord, Gianni est parti. La Roberta s’est mariée peu après, mais il restait encore Peppe et Tonio. Tonio a voulu aller à l’université, c’était bien notre veine, le petit dernier qui reste étudiant jusqu’à 25 ans! On n’allait pas le mettre dehors. Et pour faire de bonnes études, il faut manger comme il faut, c’est quand même mon boulot de maman. Notre petit Tonio devenu ingénieur, c’est pas rien ça, il fallait le voir dans son beau costume quand ils ont appelé son nom sur l’estrade. Ah ben ça, j’étais fière. Avec son salaire, il a pu s’établir, il a pris un petit appartement. Je lui ai amené des casseroles, la semaine dernière, je me demande bien ce qu’il va manger. Faudra vite qu’il se trouve une bonne petite femme pour s’occuper de lui. Ca travaille dur, les ingénieurs, faut en prendre soin.

On est tous seuls, le père et moi, maintenant. Il a vraiment cru que j’allais continuer de faire la boniche juste pour lui? Non mais il s’est regardé, avec sa bedaine et sa peau toute rouge? Et il croit que je le sais pas, qu’il pince les fesses des serveuses au Cavallo Bianco? Maintenant que les petits sont grands, je vais m’occuper de moi. On va partir pour une semaine en Sicile, avec la Giuseppina et la Chiara, on va monter sur la montagne. Je lui dit ça à midi, qu’il doit me donner de l’argent pour la semaine. Et il lui, il veut pas. Vous vous rendez compte, l’avare me refuse les sous qu’il a gagnés grâce à moi qui tient le foyer? Il prend sa grosse voix, mais je sais bien que c’est parce qu’il ne saura pas se débrouiller, tout seul. Oh, il ne mourra pas de faim, il a bien assez de réserves de gras! 

Je ne vais pas me laisser faire, ah ça non! J’ai pris le journal, celui qu’il n’a pas encore lu, et je lui ai claqué la porte au nez. Je ne cuisinerai plus rien tant qu’il m’aura pas donné mon argent. C’est aussi le mien. S’il me laisse pas partir en vacances, c’est ici, au pied de l’immeuble, que je vais prendre le soleil. Moi, en réalité, je déteste ça, le soleil en pleine face, c’est bon pour les filles du Nord. Mais, à l’abri derrière le journal, j’ai mon petit coin d’ombre. Et là, en pleine rue, tout le monde me voit. Qu’est-ce qu’elle fait là, la mère Carmen, qu’ils se disent tous. Ca va jazzer, hé hé! Tant que je n’aurai pas mon argent, je ne bougerai pas. Que tout le voisinage voie comme il est pingre, le père. Je fais la grève!

Cartes postales

Contrainte: écrire quatre cartes postales, envoyées de la Chaux-d’Abel (le lieu de l’atelier littéraire), réparties sur une année; sablier: 1h.

 

1er Juin

Chère grand-maman,

Je t’écris de la Chaux-d’Abel, où je participe à un atelier littéraire. L’endroit est magnifique, toute cette verdure chatoyante te plairait, tu ferais de longues promenades. 

Ce cadre est censé favoriser l’inspiration. A mon avis, ce qui compte, c’est surtout l’émulation entre nous et les outils que nous donnent les professeurs. Je leur ai soumis mon manuscrit, j’espère que leurs commentaires m’aideront à l’améliorer pour ensuite le publier.

Je t’envoie une gentiane en pensées,

Sonia

***

2 Octobre

Chère grand-maman,

Nous nous sommes retrouvés à la Chaux-d’Abel avec les participants de la dernière fois, sans les professeurs. Nous passons le week-end à travailler sur nos textes respectifs, et nous nous lisons des extraits. Les camarades donnent leurs impressions et proposent des idées. C’est merveilleux d’établir ce contact avec des pairs et d’y trouver une solidarité. Vivement le jour où nous serons tous publiés !

La température a chuté, mais si tu voyais les couchers de soleil, féeriques. 

J’espère que ta hanche se rétablira vite, quelle vilaine chute. Je t’embrasse,

Sonia

***

3 Février

Chère grand-maman,

Je suis revenue seule à la Chaux d’Abel. Les contacts avec mes camarades se sont espacés puis ont totalement disparu. J’ai cru que je travaillerais mieux ici (mon manuscrit n’a toujours pas trouvé d’éditeur), mais c’était une mauvaise idée. Je ré-écris sans fin, je trouve mon texte toujours moins bon. L’hôtel est lugubre dans ses craquements, il fait nuit tôt et la neige fondante a répandu de la boue partout. L’atelier me semble si loin et je me demande bien ce que j’ai espéré de ces rencontres.

Je viendrai te voir à l’hôpital très bientôt, tiens bon, tu es forte.

Sonia

***

4 Juin

Chère grand-maman,

C’est idiot de t’écrire. J’ignore pourquoi je le fais. A mon retour, j’irai relever ton courrier et je subtiliserai cette carte postale. Je viendrai te la lire, aux Aiguilles de Baulmes, là où on a répandu tes cendres.

Je suis revenue à la Chaux-d’Abel sans mon ordinateur, juste un carnet et un sac de romans. Maintenant que j’ai signé avec un éditeur, je peux m’accorder de lire, simplement, sans me torturer. Je reprends vie, après ce si long hiver. J’aurais tant voulu que tu puisses voir ça, notre nom de famille imprimé sur la couverture. 

Mes camarades de l’atelier, contre toute attente, je les ai retrouvés. Ils ont tous ramé, cet hiver. Mais on a déjà deux vernissages agendés, on y sera tous. Ca démarre pour de bon.

Ta petite-fille, qui n’oubliera jamais toutes les histoires que tu lui as lues.

Sonia

 

 

 

Demain, tout ira mieux, tu verras

Contrainte: anaphore (répétition) sur “demain”; sablier: 1h15.

 

Demain, je m’y mets. C’est pas difficile. C’est juste une question de volonté, c’est tout, c’est rien. Je mets mon réveil à 7h30, 7h30 ça va, c’est pas si tôt. Je me levais bien plus tôt, quand je bossais, c’était pas tant une affaire. Non, non, c’est jouable, demain à 7h30, quand le réveil sonne, je n’hésite pas une seconde et tac!, je me lève, direct. La douche, c’est bien la douche, je n’ai même pas besoin de la prendre froide, je peux la prendre très chaude et quand j’en sors, tada! je serai pimpant. Demain, je me reprends en main. 

Maintenant que c’est décidé, je peux profiter de cette dernière journée. Je termine Stranger Things pénard, sans me prendre le chou, j’ai bien le droit de me faire plaisir. Parce qu’on ne profite pas, mais pas du tout, en chômage partiel, qu’est-ce que les gens pensent? Déjà, on te renvoie à la maison avec ce label-là, “non-essentiel” collé sur le front. Quand je me rappelle comme il était bondé, notre café, j’ai pas trop l’impression qu’il était non-essentiel. Non-essentiel. Vas-y pour encaisser ça. Vas-y pour rentrer chez toi et pas te foutre au lit. C’est pas de ma faute, j’allais bien moi, je taffais mes longues journées et je me plaignais pas, je servais les habitués sans qu’ils aient même à commander et je connaissais par coeur toutes leurs histoires de boulot et de divorce.

Non, demain, je me lève tôt. Je me rase, peut-être que j’arrive à couper un bout mes tifs pour dégager les oreilles. J’étais plutôt pas mal jusque là, je faisais pas mes 42 balais et j’ai clairement plus baisé que tous les mecs en couple que je connais. A vue de nez, j’ai dû prendre quoi, 5 ou 6 kilos? On met combien de temps, pour virer ça? Un mois, ça doit être jouable. Tiens, je vais chercher mes baskets, ça fait un bail que je les ai pas utilisées et demain, je me mets à la course. Je vais griller ma graisse, ça va pas tarder!

Je vais mettre mon nouveau planning par écrit, ce sera plus clair. Je dois bien avoir un calepin qui traîne dans cette table de nuit. Des post-its, ça fera bien l’affaire. Donc demain, tout frais dès le matin, une fois que je suis bien douché et débroussaillé, je débarrasse mon bureau et je ressors mes crayons. Ca fait des années que j’ai pas dessiné, je serai un peu engourdi, mais ça va revenir très vite. C’est comme le vélo. Je pourrais reprendre mes projets de BD, que j’avais commencés quand Emilie était encore là. Je dessinais beaucoup, avec elle, elle voulait toujours que je lui en montre des nouveaux, alors je devais tenir le rythme. Il y avait cette BD sur un serveur dans un café qui voit défiler des personnages plus dingues les uns que les autres, ouais, c’était un peu autobiographique, mais c’était pas mal. Elle riait à mes blagues, Emilie. Elle me trouvait hyper drôle, c’est dingue, il me semble qu’on ne m’a plus dit ça depuis des années. Après qu’elle est partie, j’ai fait quelques croquis ultra noirs, des trucs de cul, avec elle. Elle aurait détesté. Je me souviens que ça m’a mis mal, mais je pouvais pas m’empêcher de le dessiner, je sais pas pourquoi. Je crois que j’ai plus touché mes crayons, après ça. La vache, ça doit faire bien 7-8 ans.

Demain, je me remets au dessin! Je sais pas encore sur quoi, on verra bien le sujet, une fois que je serai frais douché, l’inspiration reviendra. Je suis un peu claqué là, et puis j’ai dit que j’allais profiter de mon dernier jour de glande, sans gêne, j’ai bien le droit. Allez, je rallume Netflix, il ne reste que trois épisodes.

Merde, j’ai dormi. Bon, c’est pas grave hein, je fais ce que je veux. Et puis, c’est bien de se reposer à fond, comme ça demain, j’aurai plein d’énergie. Je ferai le ménage aussi, et puis des courses. Demain, je vais recommencer à cuisiner des trucs, j’achèterai des légumes, je les ferai à la vapeur. C’est régime, demain! C’est l’idéal, il paraît que dès qu’on mange plus léger, on gagne plein d’énergie, tout celle qu’on perdait avant dans la digestion. Ca va aller nickel, je serai tout léger pour la course. 

Justement, j’ai un peu la dalle là, je me fais une dernière pizza. Allez, je fête mon nouveau départ, je débouche un petite bouteille, faut savoir s’octroyer des bonnes choses, c’est bon pour la motivation. Les mousses au chocolat, dès demain, j’arrête. J’ai meilleur temps de manger les deux qui restent ce soir, comme ça c’est réglé, il n’y aura plus de tentation. Allez, l’appétit, c’est la santé!

Je suis pas fatigué. J’aurais pas dû dormir cet après-midi, je vais pas réussir à fermer l’œil. C’est déjà minuit passée, il me faut mes heures pour demain. Je crois que je vais me rouler un petit pét’ pour terminer la bouteille de rouge, ça va me relaxer. La beuh aussi, en fait, je pourrais la terminer, comme ça demain, je démarre avec un appart clean. Allez, comme ça. Il est un peu chargé, mais ce qu’elle est bonne. Oh, le bien que ça fait. Demain, tout ira mieux, tu verras*.

* »Demain, tout ira mieux, tu verras », tiré de IAM, « Petit frère », in L’Ecole du micro d’argent, 1997

Co-lauréate du concours Montsalvens 2020

Co-lauréate du concours Montsalvens 2020

J’ai l’immense plaisir de compter parmi les onze lauréats du concours d’écriture de nouvelles 2020 des Editions Montsalvens, à Fribourg.

Le thème imposé consistait à traiter une thématique qui avait marqué les vingt premières années de notre siècle, un sujet à la fois global et suisse.

Mon récit s’intitule “Moi aussi”, si vous êtes malins (et surtout malignes), vous en avez déjà deviné l’objet.

Le recueil des onze nouvelles primées est à vendre au prix de 21.- sur le site de l’éditeur (www.montsalvens.ch).

Ce concours constitue ma toute première récompense comme écrivaine, et par-là ma première publication littéraire sur papier. Et cela, ça n’a pas de prix.