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Le billet doux

Le billet doux

Clara manœuvre consciencieusement la Ford à l’intérieur de la rangée de voitures, en hochant la tête pour éviter les rayons d’un soleil éblouissant à travers le pare-brise. Elle saute hors de l’habitacle sur ses bottines en daim et sent le tissu léger de sa jupe jouer avec ses mollets sous la brise encore fraîche. Comme chaque année, Clara a dépérit tout au long de la saison morte, c’est chimique : aucune remise à l’ordre ne parvient à l’extraire du spleen absolu qui la conquiert dans la poix humide et grise de l’hiver. Son annuelle résurrection printanière frise l’euphorie, elle s’y donne entièrement et avec délectation.

Clara détache Maé du siège auto, saisit sa petite main blanche de la sienne et elles rejoignent le trottoir en sautillant. Maé bave d’admiration devant sa maman étincelante comme un sou neuf, d’un regard qui lave d’un coup les affronts du ton haussé aux couchers récalcitrants et des jeux de memory esquivés sous prétexte de devoir cuisiner. Clara et Maé vibrent sur l’harmonie parfaite de ce tête à tête sans nuage, reléguant à l’oubli temporaire le divorce encore frais d’avec le père, toutes deux maintenant avides d’un avenir radieux.

Dans la bibliothèque, Maé s’est dirigée tout droit vers les BD. Elle feuillette le Cosmoschtroumpf sur les genoux de Clara, dont les doigts glissent distraitement de l’écran de son portable aux cheveux blond-neige de sa trotteuse. Après avoir flâné dans les allées et choisi dix livres – « Dix, maman s’il-te-plaît, j’en veux dix ! » – elles ressortent sur la rue qu’elles traversent pour atteindre le supermarché. Clara sait qu’elle dira oui à tout aujourd’hui, sans même une once de mauvaise conscience. D’un regard de biais, elle suit Maé qui déambule dans le rayon des biscuits de sa démarche de cosmonaute aux membres potelés, et ses yeux s’embuent de tendresse. D’une main, Clara pousse le caddie qui se remplit à l’excès, et de l’autre elle écrit à Alex qu’elle cuisinera un festin ce soir. Sa vie de famille recomposée lui apporte aujourd’hui une plénitude comme rarement et l’amour pour sa fille et son nouveau partenaire jaillit de sa frêle constitution comme une fontaine.

Elles sont chargées comme des mules lorsqu’elles rejoignent la voiture. Clara ouvre le coffre de la main gauche en gardant les cabas en équilibre sur la jambe droite appuyée sur le pare-choc et déverse le tout dans le coffre. Maé grimpe d’un bon sur son siège, pressée de retrouver les Schtroumpfs qui frémissent entre ses mains. Elle ne remarque même pas sa mère attacher sa ceinture, claquer sa porte et rejoindre son siège. Elle ne la voit pas non plus s’arrêter en plein élan sur le point de démarrer, ressortir de la voiture et retirer un billet de sous les essuie-glaces. « Appelez-moi », suivi d’un numéro de portable.

Clara rougit instantanément et jette des regards effarouchés aux alentours. Les passants marchent de leurs pas pressés, sauf deux adolescents à capuche qui tirent sur une cigarette sur le perron d’en-face et lui renvoient un regard vide. « Non, clairement, pas eux. » Son cœur emballé se calme à mesure qu’elle comprend que l’auteur de ces mots énigmatiques s’est déjà volatilisé. Rassurée d’un coup sur la virtualité d’une rencontre, Clara laisse l’orgueil déloger l’angoisse en son sein. « C’est vrai que je suis canon, aujourd’hui », se dit-elle en se gaussant de son audace. Ce message secret – il n’a même pas laissé son nom ! – couronne cette matinée en clamant publiquement son bien-être, son bonheur même. Cela la rend attractive aux yeux inconnus, fatalement. Le sourire mange l’entier de son visage alors qu’elle reste plantée là, devant la portière ouverte, indécise mais ravie. Elle imagine la tête d’Alex si elle lui racontait l’épisode, ce dont elle s’abstiendra naturellement. Même s’il ne serait pas inutile qu’il réalise le succès qu’elle a à l’extérieur, leur couple est trop agité à l’intérieur pour y introduire un soupçon de jalousie.

Soudain, elle aperçoit la poubelle de l’arrêt de bus. Elle s’élance au son claquant de ses talons et, pratiquement hilare, elle déchire le billet en mille morceaux qu’elle jette magistralement dans la corbeille. « Eh oui, jeune homme, navrée de briser tes rêves, mais mon cœur n’est plus à prendre ! » Parfaitement satisfaite de n’avoir pas hésité face à la tentation, Clara s’installe derrière le volant et tourne la clé de contact. A l’arrière, Maé n’a rien remarqué des cinq minutes écoulées, ses yeux bleus médusés par les plumes noires du Cracoucass.

Alex étant parti pour l’après-midi voir son père, c’est quartier libre à la maison. Clara et Maé se sont déployées sur le sol du salon et peignent des cartons d’œufs qu’elles montent en sculpture de la Tour Eiffel. Maé a des traits de peinture qui lui bariolent les avant-bras, mais sa concentration est absolue. A travers la fenêtre du balcon, le soleil se rapproche déjà de la crête du Jura, bien qu’il soit encore tôt. La température a soudainement chuté et Clara se lève pour refermer les fenêtres en imposte. « L’été n’est pas encore là », prononce-t-elle pour elle-même. La fatigue sort de son terrier, Clara la sent qui la guette et s’apprête à fondre sur elle. Elle s’allonge sur le canapé mais garde les yeux ouverts sur Maé, qui lui soumet ses créations pour approbation au fur-et-à-mesure.

« Salut les filles ! » Alex a déboulé dans l’entrée de manière si inattendue que dans un éclair de confusion, Clara s’est demandé qui c’était. Elle se ressaisit et se lève paresseusement, pour aller se pendre à son cou en réclamant un baiser. Les mains d’Alex sont froides quand elles empoignent sa taille fine, mais leur fermeté rassérène Clara instantanément. Il sent légèrement l’alcool, ils ont dû picoler au restaurant avec son père. Mais il est vif et content de la rencontre, ce qui n’est pas rien.

  • C’est allé, votre journée ? Qu’est-ce que vous avez fait ?
  • Oh, rien de spécial, on s’est baladées, on est allées à la bibliothèque. Tranquille.
  • Chouette. Et dis donc, qu’est-ce qu’il s’est passé avec la voiture ?
  • Quoi, la voiture ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
  • Eh bien elle a été défoncée, elle a une grosse cabosse à l’arrière…
  • Une cabosse ?!
  • Mais enfin, Clara, tu n’as pas vu ?

Non. Elle n’avait pas vu.

Une cabosse, un billet sur le pare-brise. Et merde.