« Le 9 février prochain, les Suisses voteront sur la loi visant à pénaliser l’homophobie. » Clara singe le ton niais du présentateur radio en vidant le lave-vaisselle. « Le 9 février prochain, les Suisses voteront, les Suisses voteront, les Suisses, les Suisses… Et qu’est-ce qu’ils vont voter, hein, les Suisses ? » Elle prend un plaisir pervers à s’énerver contre le système qui ne lui donne pas voix au chapitre, malgré sa douzaine d’années écoulées sur les bords du Léman. Réduite à son statut d’observatrice parce que Française, elle préfère ne pas croire aux sondages qui prédisent la victoire à la nouvelle loi contre l’homophobie, on ne sait jamais. L’an dernier, Clara a certes reçu le droit de vote au niveau communal : waow. Ce n’est pas au niveau communal mais national que se jouent les grandes questions qui la préoccupent : le droit du travail, l’environnement, la migration. Alors Clara vote avec les pieds, ses cheveux ébouriffés ajoutant leur cuivre aux couleurs bariolées des drapeaux arc-en-ciel, des t-shirts violets et des pancartes vertes dans les défilés écolo-féministes.
Son accès de rage passé, elle songe que Sébastien, lui, a intérêt à bien se tenir ce soir. En temps normal, Séb et Alex forment l’axe du mal pour allumer leurs copains de leurs sarcasmes. La votation sur l’homophobie est un agenda trop évident pour ne pas les tenter, elle entend déjà les grands débats partir en vrille. Même s’ils jouent les avocats du diable pour le sport et ne pensent pas un mot de leurs contre-arguments frisant le conspirationnisme, leurs langues bien pendues suffisent parfois à ruiner une soirée, lorsque leurs sophismes implacables s’abattent sur des amis désarmés.
Ce soir sera différent : Cornelia sera là. Le pouvoir invisible qu’elle exerce sur Sébastien le neutralise, sans un geste ni un mot. C’est tout à fait fascinant d’observer ce sceptique presque brutal se muer en adolescent soucieux et attentif sous la beauté vaporeuse de Cornelia. Il se fige devant ses boucles qui tombent en cascade sur les épaules, encadrant un visage mutin et se terminant dans un décolleté en règle générale abyssal. Quand, de temps en autre, elle lâche quelques paroles sibyllines, Sébastien les attrape comme un bouquet de noces et les recycle pour orienter la conversation vers ce qu’il suppose être l’intérêt de Cornelia. Lors de leurs rares rencontres fortuites en soirée, il était méconnaissable. Clara n’ayant jamais réussi l’exploit de lui clouer le clapet elle-même, elle se gargarise de voir le fauve changé en agneau par cette amie qu’elle lui a présentée.
Le mariage de Sébastien est en mort cérébrale depuis des années, mais le sujet était jusqu’à présent tabou. Or, depuis quelques semaines, il se met à l’évoquer devant ses amis et annonce même qu’il va débrancher la prise. Ses enfants sont assez grands, ils seront aptes à supporter le divorce. Il est temps. D’un coup, les perspectives ont changé.
Ainsi, Clara a invité ses deux amis issus de cercles différents à manger, sans même chercher à sauvegarder la bienséance en y ajoutant des invités alibi. Elle est électrisée par son rôle d’entremetteuse, ce plaisir altruiste que la vie offre trop rarement. En amont, Alex s’est chargé de la préparation mentale de Séb et en a obtenu la confirmation d’intérêt prononcé. Quant à Cornelia, Clara ne dispose pas de l’intimité nécessaire pour oser la sonder. Elle la devine libertine, mais n’en a jamais obtenu de confidences. Cornelia mène sa vie dans une autonomie affranchie et ne s’affiche jamais en public qu’avec sa petite chienne, Laïka.
D’ailleurs, quand elle a accepté l’invitation, Cornelia a demandé si elle pouvait amener « sa chérie ». « Bien sûr », a répondu Clara. L’appartement est plutôt étriqué et encombré de jouets et de vêtements, elle espère que le chien ne va pas ronger les chaussures ou pisser dans les coins. Il est sans doute bien élevé et il fera une distraction en or pour Maé, pendant que les adultes auront des discussions d’adultes.
Maé n’a pas vu sa mère refermer de l’extérieur la porte de sa chambre, si absorbée qu’elle est par ses coloriages. Clara s’enferme à son tour dans la cuisine, monte le volume de la radio maintenant branchée sur une station privée et commence à sortir les ingrédients avec des gestes saccadés au rythme de la musique. Elle est plutôt bonne pâte et se laisse conquérir par les tubes du moment sans lutter, jouant des hanches en assemblant les pièces du robot ménager. Alex arrive enfin les bras chargés d’un carton de vin français.
- Je peux t’aider à la cuisine ?
- Ah non, tu ne vas pas recommencer !, réplique-t-elle dans un regard noir. Et la charge mentale ? Ce n’est pas « mon » dîner, c’est « notre » invitation à « nos » amis.
Alex rentre les épaules, gêné par sa taille face à la hargne que déploie son petit bout de compagne. Elle a raison, et putain !, elle le lui avait déjà dit. Il faut absolument qu’il se gaffe. Sans un mot, Clara lui tend le kilo de patates, qu’il comprend devoir laver et éplucher. Il se met à la tâche et la tempête passe aussi vite qu’elle est arrivée, dans ce foyer où l’orage fait éclore l’amour comme le soleil des moments tendres.
A 19 heures pile, la sonnette retentit. Clara bondit hors de la cuisine et ouvre grand la porte. Cornelia apparaît, immobile avec son sourire de Joconde. A ses côtés, Clara découvre une petite nana à courte frange noire et lèvres écarlates, aux jambes galbées sous un mini-short. Dans son scan précipité, Clara a encore le temps d’apercevoir leurs doigts entrelacés et de constater qu’aucun chien ne les accompagne.
- Bienvenue !, lance joyeusement Clara.
- Merci. Clara, je te présente ma chérie, Emma.
Clara se précipite pour leur coller des bises chaleureuses propres à effacer le flottement infinitésimal de leur arrivée. Elle les décharge de leurs vestes et en leur tournant le dos pour ouvrir l’armoire, lance un regard désespéré à Alex. Il saisit le relais de l’hôte parfait et guide les invitées au salon pour l’apéro.
Quand Alex rejoint Clara à la cuisine, elle est figée avec les mains collées sur les joues. Alex éclate de rire en la voyant ainsi horrifiée et tente de dédramatiser.
- Ecoute, ce n’est pas grave. Je vais vite envoyer un message à Sébastien pour le prévenir qu’il ne s’agit plus d’un rendez-vous galant déguisé, histoire d’éviter une déconfiture en entrant au salon.
- Mais tu te rends compte ? Comment est-ce que j’ai pu ne pas y penser ? Tu vois, c’est la preuve que même chez moi, les clichés de genre sont tellement ancrés que je ne pouvais pas l’imaginer sortir avec une femme !
- Ne te torture pas, t’as mal compris, c’est tout.
- J’ai honte, mais j’ai honte… Ca y est, tu vois, on est tous des homophobes, même moi. Ce n’est pas possible d’avoir été aussi aveugle.
- N’exagère pas, ce n’est rien. Je suis certain qu’on va passer une excellente soirée. D’ailleurs, elle est sacrément mignonne, sa copine. A choisir entre Sébastien et Emma, je comprends le choix de Cornelia.
- … (regard noir de Clara)
- Ne t’inquiète pas, tout va bien, Cornelia n’en saura jamais rien.
- Maé ! Il faut que j’avertisse Maé ! Elle se réjouissait tellement de voir le chien. Oh mon dieu, j’espère qu’elle ne va pas faire de gaffe.
Alex retourne au salon avec une bouteille de blanc pendant que Clara se glisse dans la chambre de sa fille.
- Ma chérie, les invités sont arrivés.
- Le petit chien !
- Attends, attends. Je suis vraiment désolée, mais Cornelia n’a pas pris son petit chien.
- Oh non ! Mais pourquoi ? Moi, je voulais jouer avec le petit chien.
- Je sais bien, ma chérie, je suis désolée. Mais c’est comme ça, son chien fait dodo à la maison. Peut-être qu’on pourra le voir une autre fois.
- Non, moi je voulais le voir ce soir. Elle n’est pas gentille, Cornelia.
- Maé, ne dis pas ça. C’est juste que son chien était fatigué et il n’avait pas envie de sortir, il voulait rester tranquille à la maison. Mais ma choupette, s’il-te-plaît, il ne faut pas en parler. Cornelia est venue avec sa copine, Emma. Tu verras, Emma est très gentille, je suis sûre qu’elle va plaire. Elle a plein de tatouages, tu vas adorer. Tu veux rester encore jouer dans ta chambre ou tu veux venir avec nous au salon ?
- Je veux rester dans ma chambre.
- D’accord, alors viens nous rejoindre quand tu veux.
La sonnette retentit et Clara entend Alex ouvrir la porte. Clara sort à son tour dans le couloir et fait la bise à Sébastien, qui lui sourit d’un air amer lourd de sous-entendus. Tous rejoignent le salon et Sébastien sort une pompeuse bouteille de Châteauneuf du Pape. Il embrasse Cornelia et Emma avec courtoisie, mais sa chaleur habituelle pour Cornelia est contenue. Est-ce qu’elle savait que le repas était un guet-apens amoureux ? Amener sa nouvelle copine était-il une provocation envers lui, ou même envers les entremetteurs improvisés ? Cornelia est indéchiffrable, c’en est rageant. Elle se tient parfaitement droite avec sa poitrine saillante et ses cheveux omniprésents tel un portrait de la Renaissance. Rit-elle intérieurement d’avoir arrosé l’arroseur ? Ou son sourire espiègle n’est-il que le reflet de sa bonhomie naïve ?
Comment ces deux femmes se sont-elles choisies ? Sébastien ne peut s’empêcher de trouver à Emma la vulgarité de sa vingtaine, avec ses tatouages débordant de chaque pan de ses vêtements, ses cheveux teints d’un noir synthétique et ses lèvres d’un rouge profond. Il sent le poids de sa propre quarantaine, son visage un peu boursouflé, sa taille bedonnante, et il s’étonne de sa naïveté d’avoir voulu plaire à Cornelia à la trentaine éclatante. Sébastien se sent très Vieux Monde, face à la modernité qu’incarne Emma. Sa lassitude le fait dériver à vitesse grand V vers ses réflexes sarcastiques habituels, libérés de la magie qu’opérait jusqu’alors Cornelia.
- Alors les filles, comment vous êtes-vous rencontrées ?
Les deux femmes tressaillent à cette interpellation frontale. Emma lui renvoie une regard noir et répond calmement :
- On s’est rencontrées sur Tinder, comme tout le monde, de nos jours.
- Ah bon ? J’ignorais que Tinder était aussi, enfin pour…
- Aussi pour les relations homosexuelles, tu veux dire ? Il y a sans doute beaucoup de choses que tu ignores, lâche Emma, en passant une main décidée dans le creux des reins de Cornelia.
- Et pour la loi contre l’homophobie, vous avez déjà voté, j’imagine ?, essaie encore Sébastien.
- A ton avis ?, répond cette fois Cornelia de sa voix apaisante mais ferme.
- Bon, Cornelia, raconte-nous les préparatifs de ton Symposium, lance Clara avec une joie forcée. Ca commence bientôt, vous êtes prêts ?
- Ca va, ça avance. Mais il y a une telle agitation autour de cet événement, mes chefs sont incapables de relativiser et nous mettent sous une pression de fous. Ils veulent tout et son contraire : ça doit être surprenant mais sans froisser, original mais accessible à toutes les cultures, inspirant mais concret. C’est parfaitement impossible, on court derrière des chimères et on s’épuise avant même que ça ait commencé.
- Ca débute quand ?
- Dans deux semaines. Même si je commence à en être écoeurée à force de réviser le programme, je me réjouis que ça démarre: cet état d’anticipation est à devenir fou.
- Mais c’est dingue ça ! Et au final, ce n’est qu’une grande réunion, faut pas exagérer.
Clara recommence à se détendre. La glace qui s’était forgée à l’arrivée de Sébastien se dissipe lentement. En réalité, Cornelia et Emma semblent imperturbables. Clara les observe d’un œil plus relax maintenant, et trouve que la dissemblance leur donne une certaine aura. Emma, facilement plus jeune d’une dizaine d’années, est d’une dévotion absolue envers Cornelia, elle laisse couler ses paroles sur elle comme du baulme. Dans le même temps, Emma semble toujours prête à bondir à la gorge de celui qui oserait perturber la quiétude de Cornelia. Elle a un petit côté bouledogue perceptible à tous, en particulier Sébastien qui choisit finalement la politesse, c’est-à-dire le silence.
- Maman, je m’ennuie.
Maé s’est glissée dans le salon sans se faire voir. Elle tient un lapin en peluche dans ses bras, avec lequel elle cache la moitié de son visage. Cornelia lui lance un large sourire.
- Salut ma jolie ! Tu te souviens de moi ? On s’était rencontrées au bord du lac l’an dernier.
- M’oui, gémit Maé, en se collant à sa maman.
- Et alors, comment tu vas ?
- Moi, je voulais jouer avec le petit chien.
- Quel petit chien ? Le mien ?
- Oui, maman m’a dit que tu l’amènerais…
Cornelia tourne vers Clara son grand visage interloqué.
- Ah bon ? Mais non, je n’emmène jamais mon chien en soirée, il est mieux à la maison.
- Ma choupette, tente de couper Clara, en se tournant vers sa fille. J’ai dit que peut-être, vu que Cornelia a un petit chien, elle viendrait avec lui. Enfin, je sais pas, c’était juste une idée, marmonna-t-elle en se sentant s’empêtrer un peu.
- Mais pourquoi tu as dit à maman que tu l’amènerais ?, insiste Maé auprès de Cornelia.
- Je ne lui ai pas que j’amènerais mon chien. J’ai dit que j’amènerais ma chéri…
Cornelia s’interrompt au milieu du mot. Son regard pénètre soudain dans celui de Clara, tranchant comme un rasoir, alors que les joues de Clara s’empourprent au maximum de leur capacité, en un aveu biologique qui lui met les larmes à l’œil.
Il faudrait un tremblement de terre, un gouffre sous ses pieds, là, maintenant. Tout de suite. Disparaître.
Chère Tasha, Depuis votre message sur LinkedIn cet après-midi, j’ai cliqué sur le lien de votre site ! J’adore ! Je veux tout voir, tout lire ! que sera-ce lorsque je goûterai » À l’amour À la mort » ? J’ai hâte! Je suis séduit par votre écriture, par le rythme de votre expression, la richesse et la variété des mots; en fermant les yeux je me fonds dans l’ambiance et le décors que vous décrivez si bien; je vois le visage de Clara rougir et ses yeux embués de larmes… et juste avant Cornélia interloquée, mais sans répit pour Clara.. Que j’aime votre pouvoir évocateur…
Votre plume est une thérapie pour les addicts aux écrans et aux pixels: vous lire c’est voir ce que vous décrivez, c’est ressentir ce que vous exprimez. J’ai souvent offert un livre que j’adore, à ceux que je souhaitais inciter à se détacher de leur écran, pour les initier à la lecture, pour éveiller leur imagination plutôt que de laisser à d’autres leur imposer leur propre représentation d’un lieu, d’un être, d’une histoire: Le livre du Voyage (B.Werber). Je leur recommanderai vos nouvelles et vos livres… Quant à moi, je poursuivrai mon voyage dans votre site et à vous lire « en version papier »; même si j’aime aussi ma Kobo, car je peux emporter avec elle plusieurs milliers de livres. Je vous ai dit que je suis éclectique dans mes goûts littéraires ! A bientôt. Bien à vous Mario-Dominique