Tout passe
(sauf les chiennes de guerre)
La nuit dernière, j’ai rêvé de la guerre. Ceci n’est pas une pirouette rhétorique, j’en ai vraiment rêvé. Et lorsque dans la pénombre de l’aube j’ai ouvert des yeux affolés, j’ai cru voir un missile percer ma fenêtre et exploser mon lit. « Non ! », a silencieusement hurlé mon esprit embrumé, avant de recouvrer sa clairvoyance.
C’est de « ma guerre » que j’ai rêvé, celle d’avant donc, du Donbass 2014-15 et dont le fantôme pourtant apprivoisé s’est éveillé aux premiers hurlements de son héritière, l’invasion de l’Ukraine. Deux « chiennes de guerre », selon l’expression d’Anne Nivat, la première enfantant la seconde, qui me hantent conjointement depuis deux semaines et font remonter les bribes de vingt ans de cheminement russophile.
Je ne sais plus rien de ce qu’il se passe à Marioupol. Cela fait six jours que mes amis ne répondent plus et sur Messenger, l’accusé de réception reste inexorablement gris, signe que personne n’a lu mes messages. Plus d’électricité, plus de réseau. Qu’advient-il de mon équipe ? Sergiy et Vlad se sont expatriés, dieu soit loué, mais les autres ? Mes protégées Yulia et Masha, Aliona et son bébé et puis Alexey, dont les mots d’amour à mon départ résonnent d’une douce nostalgie ? La superstitieuse en moi tremble d’écrire leurs noms, craignant d’attirer sur leurs précieuses têtes les foudres de l’artillerie, anxieuse du décalage entre écriture et publication, consciente que trois jours aujourd’hui en Ukraine, c’est le bout du monde.
J’étais la première humanitaire à Marioupol en 2014. J’en ai tiré une fierté sans doute excessive, toutes les organisations qui ont suivi défilaient dans mon bureau pour que je leur fasse un topo. On amenait du matériel de construction dans les villages ravagés sur la ligne de front, des deux côtés, pour recouvrir les vitres soufflées par les déflagrations et boucher les trous d’obus dans les murs, et de la nourriture sèche par paquets d’un mois, de quoi tenir.
Je suis un pur produit de la fac de russe de l’Université de Lausanne. C’est la slavistique qui a fait de moi une denrée cotée sur le marché de l’emploi humanitaire. Lorsque la guerre du Donbass a éclaté en 2014, mon organisation m’a envoyée à Donetsk d’abord, puis à Marioupol où j’ai ouvert le bureau. La guerre avant cela, je ne la connaissais pas. En quelques jours, j’ai vu les magasins fermer et clouer des planches sur leurs vitrines, des familles s’entasser dans la voiture pour partir loin, en laissant parfois à la rue leur chien ou leur chat que je nourrissais de nos restes, avant qu’ils s’entre-dévorent. J’ai appris à distinguer le son des bombardements sortants (safe) de celui des bombardements entrants (pas safe). C’est là que mon cerveau a acquis ce réflexe de hurler « Non ! » en silence, lorsque couchée au sol je me protégeais la tête avec les mains. De cette mission-là, quelqu’un n’est jamais rentré. Sa mère sait que je parle de lui, elle sait que je pense à elle. Et à ceux qui me disent ces jours de ne pas dramatiser, je réplique qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est la guerre. Alors la ferme.
A l’époque de l’Unil, début des années 2000, on nous prenait pour de gentils allumés : le russe ? Mais quelle idée ! Il était de bon ton de dire que la Russie était « finie », et on nous persifflait au bar du Zelig qu’apprendre cette langue était une excentricité inutile. Je l’avais choisie sans conviction, mon oncle me l’avais conseillée, bon, pourquoi pas. Je n’y connaissais rien. A ma première semaine d’université, la prof de grammaire avait mentionné le poète Pouchkine et j’avais visualisé Poutine… Kif-kif. A ma décharge, j’avais 18 ans. A ma décharge bis, le président russe n’était en poste que depuis deux ans et personne n’anticipait son ascension. A ma décharge tertio, j’avais grandi dans le Gros-de-Vaud, à des années-lumière d’une socialisation géopolitique précoce. C’est au fil de l’étude, d’exaltation grammaticale en collection de bustes de Lénine, que j’ai flanché pour le russkij mir, le monde russe, et on m’a parfois considérée comme « nasha » (une des nôtres) plus que « chuzhaja » (une Autre). C’était en Russie ou en Ukraine, en Ukraine ou en Russie, cela aussi c’était autrefois kif kif. Comme Poutine et Pouchkine.
Comme humanitaire, le Donbass 2014-2015 a été ma mission à la fois la pire et la meilleure. Dans une bijouterie de l’avenue Mir, j’avais acheté une bague orthodoxe, à l’intérieur de laquelle était gravée une prière à la Vierge, « Spasi sokhrani », sauve et protège-nous. Je la portais comme un talisman, je serrais mon doigt lorsque l’artillerie vomissait ses salves trop près. Il n’est pareille terreur que celle que déclenche le bombardement et je ne suis pas de ces humanitaires qui jouent les fiers à bras. Ceux de cette race, j’en ai côtoyé, ce sont des hypocrites. Ils font offense à nos collègues qui, ponctuellement, perdent la vie en mission.
Comment verbaliser le paradoxe de l’horreur de la guerre contrebalancé par la conviction d’être à sa place ? La mission m’a portée. J’ai adopté Marioupol, cette ville humble et laide. Dans leurs sarcasmes, mes collègues locaux se vantaient qu’elle était la plus polluée du Donbass, courtoisie de ses deux immenses usines métallurgiques, Azov-Stal et Ilicha, d’où sortait une fumée colorée différente à chaque cheminée, comme dans un dessin animé. Dans les moments de calme, je me baignais dans la mer d’Azov, à côté du panneau « attention, la plage contient des accumulations de sable radioactif ». Cela nous faisait rire, on prenait des photos. Humour du Donbass.
Sur une autre photo, c’est soirée shashlyk (barbecue) dans le jardin avec le noyau dur de l’équipe : les quatre Ukrainiens haut potentiel et ma collègue « première mission », comme on appelle les expatriés débutants, notre princesse azérie dans une robe de soie rouge comme personne n’en porte sur le terrain. Elle est notre étoile, elle scintille. C’est l’été 2015, le conflit a nettement baissé en intensité, et on se serre bras-dessus, bras-dessous pour la photo, sûrs de nous et de notre impact, soudés, confiants. On ignore encore que « Tout passe », comme disait l’écrivain Vassili Grossman.
J’ai cru vivre le pire de la guerre en Ukraine en 2014, ce conflit motivé uniquement par des enjeux politiques sans qu’il n’y ait de haine des populations comme dans d’autres guerres. C’est le hasard militaire des hostilités qui a dessiné le tracé de la ligne de front du Donbass, pas une quelconque division fondamentale ethnique ou identitaire, ni même linguistique comme cela est parfois prétendu. Tout le monde parle russe dans le Donbass, des deux côtés de la ligne de front. Et des deux côtés, on trouve surtout des petites gens qui partagent la même lassitude face aux gouvernements et leurs intérêts politiques et économiques. Un désarroi fataliste de pions face aux joueurs du great game.
J’ai cru que le pire était derrière et que la situation dans le Donbass se stabiliserait jusqu’au gel, apportant une certaine amélioration pour les personnes qui y vivent. J’ai aussi cru que la florissante Kyiv était la nouvelle Berlin, avec sa jeunesse bouillonnante de créativité, ses boîtes et ses galeries, et j’y aurais volontiers acheté un bel appart parquet-moulures, si j’en avais eu les moyens. J’ai fait comme tout le monde dans tous les conflits que j’avais vus : j’ai nié la possibilité d’une guerre totale. C’était trop énorme, mais non enfin, c’est inconcevable de bombarder Kyiv. Ou de détruire Marioupol. Pensée magique, infantile.
Pour nous, slavistes, l’invasion russe nous précipite dans une crise existentielle : nous sommes-nous fourvoyés dans notre lecture du monde, à croire toujours que « vsjo budet khorosho », que tout ira bien ? Pardonnez la noirceur de mes lignes, mais aujourd’hui, j’attends un signe de vie de Yulia et Masha et de tous les autres à Marioupol ; et demain 13 mars, on commémorera la mort de notre princesse azérie, qui a péri l’an dernier à l’autre bout du monde, sans raison. Tout passe, tout a passé, qu’est-ce qui passera encore après-demain ?
Croire que tout va en s’améliorant est une perspective enfantine. L’enfant progresse de l’incapacité à la capacité, il est heureux car il acquiert au fil des années du pouvoir sur soi et son univers, si l’on suit la définition nietzschéenne du bonheur. Devenir adulte, c’est devoir se débarrasser de cette croyance en le progrès, car c’est dorénavant le chemin inverse qui nous attend. Vivre et vieillir, c’est voir les choses aimées s’effondrer et les personnes chéries disparaître.
Profil :
Tasha Rumley est slaviste et travailleuse humanitaire, qui a passé sept ans sur le terrain, dont deux dans le Donbass. Écrivaine en parallèle, elle publiera son premier livre « A l’amour, A la mort » aux Éditions Campiche en avril.