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Reliques de nos âmes meurtries

Micro-nouvelle écrite pour un concours littéraire du journal Le Temps. Instructions: expliquez pourquoi une paire de lunettes et une cigarette demeurent sur le sommet d’une étagère dans la rédaction, depuis un an.
Cette nouvelle ne compte pas parmi les lauréats. Le Temps ne l’a possiblement pas trouvée très drôle. Moi, par contre, qu’est-ce que j’ai ri en l’écrivant!

« On ne publiera pas ! » Elle a fermé les yeux et balancé la tête sur le côté comme si je l’avais littéralement frappée. Lorsqu’elle les a ouverts, la rage les inondait sans qu’elle la laisse couler. Gaelle ne pleurait pas, jamais. Elle a retiré ses lunettes, une cigarette coincée entre l’index et le majeur dans l’attente d’être allumée, et a lâché le tout comme son amour-propre au sommet de l’étagère à ses côtés. « T’es un minable, chef. »

Elle ne m’appelait jamais ainsi en public. Trop chargé d’un érotisme latent, cela aurait confirmé les rumeurs. C’était sa vengeance : d’une seule phrase, elle démissionnait, me quittait et me désignait comme son amant, sure de miner ainsi mon autorité. Elle a pivoté et marché en funambule vers la sortie, accrochée à son sac à main, frêle et terrifiante.

Je les ai fixés, tous ces visages maganés de journalistes accourus pour l’esclandre de couloir. Bien sûr, ils étaient de son côté. Avides, ils ne vibraient jamais tant que face au sacrifice d’un David contre Goliath. Ils se croyaient contestataires ; ils étaient si prévisibles. Soudain, ils m’ont fatigué, eux tous avec les gueules toujours ouvertes, leurs plumes acérées et leurs références alambiquées. J’ai rejoint mon bureau et fermé la porte, comme l’aurait fait le patron normal d’une boîte normale.

***

– Monsieur Shavaridze? Marmier à l’appareil, rédacteur en chef du Temps. J’ai réfléchi suite à votre appel. Il est vrai que cette enquête sur les ateliers Louis Lefort n’est pas aboutie. Non, nous n’annulons pas la publication, nous la repoussons. Notre rigueur journalistique nous impose de peser les différents points de vue et il est possible que notre enquêtrice ait été influencée par des sources hostiles à votre maison. Vous savez, je connais très bien l’horlogerie moi-même et je n’ignore pas que des concurrents cherchent à nuire au nom de Louis Lefort. Je vous recontacterai si l’article aboutit à du concret. Inutile de prendre des mesures drastiques dans l’intervalle, n’est-ce pas ?, M. Shavaridze.

Gaelle pensait-elle que j’aimais faire ce genre de coups de fil ? Croyait-elle qu’en devenant rédacteur en chef, mon âme de journaliste s’était désolidarisée de mon corps ? Shavaridze est un bandit et personne n’a besoin qu’une journaliste y consacre ses temps libres pendant trois mois pour le démontrer. Il fait faire ses mouvements en Géorgie et apposer le Swiss-made ? La belle affaire. Louis Lefort pèse trop lourd en revenus publicitaires pour s’en faire bannir. Cette dernière décennie, combien de journaux ont péri, combien d’autres ont fusionné pour ne devenir que des simulacres d’information diversifiée ? La presse est malade. Se priver d’un annonceur majeur au nom d’une enquête qui sera oubliée des lecteurs après-demain n’est pas de l’héroïsme ; c’est du court-termisme, de la bêtise pure.

Gaelle me vomit, mes journalistes me méprisent. Leur aveuglement sur notre fragilité de titre de presse m’use aujourd’hui comme jamais. Ce journal mérite-t-il vraiment que je me fasse doublement humilier, par Shavaridze et par mes employés ?

***

Le Temps vit. Les publicités Louis Lefort ont repris, macros en pleines pages sur leurs mouvements squelettes constellés de rubis. Ca a de la gueule, il n’y a pas à dire.

Gaelle, elle, n’est jamais revenue. On a fini par débarrasser son bureau pour y mettre une stagiaire. Mais ses lunettes et sa cigarette intacte, personne n’y a touché. Elles restent au sommet de l’étagère, à nous fixer sous une couche de poussière, reliques de nos âmes de journalistes meurtries par l’impératif économique.