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Contrainte: anaphore (répétition) sur une expression de notre choix; sablier: 1h15.

 

“Moi, les sous, je ne les ai pas trouvés sous le sabot d’un cheval.” La vieille femme ne s’arrête pas pour parler, sans fin elle époussette des bibelots, l’air de ne pas y penser, le chiffon comme une extension organique de sa main. “On ne m’a rien donné, j’étais orpheline vous savez.” S’asseoit-elle jamais ou ses courtes pattes s’agitent-elles toujours ainsi, d’un coin à l’autre de la salle à manger, les verres en cristal à réarranger, l’argenterie à astiquer.

“On ne m’a rien donné. A 14 ans, j’ai quitté l’orphelinat pour aller travailler, je n’avais pas terminé l’école, vous pensez. Je suis descendue dans la plaine, à Yverdon j’ai convaincu un cafetier de m’engager. Ouh, le travail, on ne me l’a pas donné. Le labeur, ça ne me faisait pas peur. Je suis une solide, faut pas me faire la charité”, me sermonne-t-elle, sourcil relevé.

“Avec 14 heures de service dans les jambes, je continuais d’afficher mon plus beau sourire, pas une trace de fatigue. J’étais un joli brin de fille, pas bien grande c’est vrai, mais on pouvait bien me regarder. Ca plaisait aux clients, ça plaisait au patron.

“On ne m’a rien donné, j’ai trimé, j’ai trimé. Et avec des mains qui palpent mon derrière, et avec le patron qui me serre contre la cafetière, j’ai tenu bon. On ne m’a rien donné, non non”, ressasse la vieille dame.

Elle s’est tue. Elle se lamente mais sa maisonnée est faste, cossue, maison bourgeoise spacieuse et rutilante. C’est donc là qu’a grandi David, je n’aurais jamais imaginé. Qu’est-ce qu’il fabrique, il est toujours à l’heure d’habitude, me laisser poireauter pareillement chez ses vieux parents, non mais le malaise! J’ai pas signé pour ça, moi, ça fait juste deux mois qu’on se fréquente.

La vieille femme a le regard dans le vague. Elle a peut-être oublié que j’étais là. “Vous saviez”, ah non, elle s’adresse à nouveau à moi, “vous saviez qu’à l’époque, le patron n’avait presque pas à nous payer? Le pourboire était obligatoire, c’est de lui qu’on vivait. Mais on ne nous le donnait pas de gaité de coeur, ouh non. Il fallait les voir, les mégères du village, ces femmes aigries d’au moins quarante ans, qui pinçaient les lèvres en regardant mes 16 ans. Elles sortaient de leur bourse une piécette de cinq centimes et krrrr”, la vieille femme émet un grincement entre ses dents, “kkrrr, elles faisaient crisser la pièce sur la table dans ma direction, comme un trognon qu’on jette à une mendiante. Mais moi, je n’ai jamais rien demandé!”, s’échauffe l’aïeule. “On ne m’a rien donné!”

Cette fois, elle a presque crié. La vieille femme se fige devant un fauteuil en velour élimé et s’y laisse choir, visiblement épuisée. Elle jette son chiffon sur la table basse et lève ses yeux translucides de cataracte vers moi. “Et vous, vous êtes de celles à qui on a tout donné?”

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