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Mise à nuit

Mise à nuit

Poème écrit pour un concours sur le thème imposé de « le jour ou la nuit ». Non sélectionné. Mais je l’aime quand même.

 

Immobile dans l’immense lit,
J’entends dehors mourir la rue.
Pas de noctambules le mardi,
Pas de vent, pas de pluie non plus.

L’absence de bruits me terrifie
Chacun obéit, on s’est tu.
Faut-il au ciel guetter les ovnis ?
Je n’ose pas, ne bouge plus.

Du jour s’est éteinte ma confiance.
Mes muscles s’agitent, entrent en transe.
Le sommeil hésite, puis me fuit.

Si les angoisses trouvent dans le silence
Une formidable caisse de résonance
C’est qu’a échoué la mise à nuit.

Tasha Rumley,
Genève, avril 2021

Lauréats de Studer/Ganz au théâtre 2.21

Lauréats de Studer/Ganz au théâtre 2.21

Le 5 novembre 2021, nous – les six lauréats du Prix Atelier Studer/Ganz – avons étrillé nos textes en atelier littéraire devant un parterre, il est vrai, bienveillant. 

Ces textes ont été écrits sous la contrainte des thèmes imposés et du sablier lors de deux ateliers littéraires de trois jours dans le Jura, sous le merveilleux mentorat du scénariste et écrivain Antoine Jaccoud et de l’écrivain Eugène. Vous pouvez lire mes créations sur ce site dans la catégorie « Sous contrainte ».

La Fondation alémanique Studer/Ganz de soutien à la littérature suisse offre tous les deux ans ce prix pour encourager la relève littéraire romande. Nous avons eu l’honneur d’être choisis parmi 98 candidatures.

Cet atelier sonne pour moi la fin de la solitude d’écriture, non seulement en validant mes velléités d’écrire sérieusement mais aussi en m’insérant dans un petit cercle de pairs, dont le talents n’a d’égal que la bienveillance.

Cette lecture était un évènement unique. Mais j’avoue qu’il est difficile de descendre de scène sans vouloir y retourner au plus vite. Peut-être d’autres lectures suivront-elles?

 

Fertig lustig

Contrainte: insérer la phrase complète “Je sens mon estomac”; sablier: 1h.

 

La place de la gare de Berne fourmille de monde. Territoire neutre: une heure de train pour lui, une heure de train pour moi, mi-chemin. On aura gardé notre délicatesse fédérale jusqu’au bout.

Aura-t-il vieilli? Quelles traces d’usure peut accumuler le corps, en une année? La souffrance accélère le vieillissement, dit-on, on a chacun dû ramasser dix ans dans les dents. Ma maigreur rachitique, il la remarquera forcément. J’espère qu’il n’en dira rien.

Je tressaille à chaque béret qui émerge dans la foule. J’appuie plus fort le bras contre mon sac à main, pour sentir, à travers le cuir, les angles du boîtier de la montre de son grand-père. Elle est là, bien au chaud, sous ma garde. Pour la quinzième fois, mes doigts se glissent dans la poche intérieure pour palper la clé du garde-meuble, où sommeillent ses affaires. C’est bon, j’ai tout. 

Mes yeux scrutent la foule. Pourquoi est-ce que j’arrive toujours en avance, c’est dingue, ça! Les gens me frôlent, mon corps est figé alors que tous se pressent quelque part. Moi, non. Depuis un an, je ne suis qu’attente. J’attends les mots réparateurs qu’il ne dira pas aujourd’hui. A la place, il me rendra les vêtements oubliés au séchoir après ma toute dernière lessive zurichoise. Notre compte bancaire et notre assurance commune, il les a déjà résiliés. Lorsqu’on aura procédé à l’échange ultime des objets, il n’y aura plus rien. Tout sera divisé, réglé, putzé. Fertig lustig.    

Il est 16h03. J’hallucine qu’il me fasse poireauter pareillement, après tout ce que j’ai souffert! Est-ce qu’il va me coller une bise, en arrivant? S’il ose faire ça, je me tire, direct, et sa vieille montre en or, je la vends sur anibis. Le chien. J’attends encore deux minutes et c’est fini. Il ne me reverra jamais et une comme moi, il n’en retrouvera pas. Il ne me mérite pas. C’est moi qui aurait dû le quitter. Ah, ils riront moins, quand on sera toutes devenues lesbiennes. 

Le béret! Le beige, celui qu’on avait acheté à Séville, au mariage de sa sœur. Quel cagnard il faisait. On avait fait l’amour sur la pelouse à côté de la piscine, pendant que les autres bricolaient la déco au salon. Un été éternel. La lumière de ses yeux bleus m’inonde et m’aveugle. Qu’il est beau. Comment sont mes cheveux? Je sens mon estomac. 

En grève

Texte sous contrainte: écrire le monologue de la femme sur cette photo d’Inge Morath (1955); 1h30 de sablier.

Ah, c’est ce qu’il croit! Il va voir ce qu’il va voir, on va bien rigoler. Trente ans, que je fais la boniche. Trente ans, que je lui prépare ses petits repas, que je lui raccommode ses petites chaussettes, que je lui nettoie ses petites affaires. Et lui, il se croit à l’hôtel. Il arrive à 18 heures, il prend le journal et s’affale sur le canapé. Monsieur veut lire les nouvelles. A la maison, il n’a jamais rien fait, jamais cuit un œuf. Il ose dire qu’il a besoin de se reposer, qu’il travaille toute la journée… Et moi alors, je prends le soleil, peut-être?

Quatre mômes que j’ai élevés, et avec lui ça fait presque cinq. Les nuits sans sommeil, la varicelle, les devoirs, les repas, les levers, les couchers, le ménage, la lessive. Et plus tard, de nouveau les nuits sans sommeil, récupérer Roberta à la fête foraine avant qu’elle se fasse tripoter par tout le village, et ramener Gianni de la cellule de dégrisement. Oh, ils m’en ont fait voir, les gamins. Et lui, le père, qui joue les chefs de famille devant les collègues au café, il n’a jamais rien dit. Si j’avais pas été là, les enfants auraient tous fini voyous. C’est moi qui les ai tenus. Je les ai nourris et je les ai tenus, j’ai tout fait, je vous dis!

D’abord, Gianni est parti. La Roberta s’est mariée peu après, mais il restait encore Peppe et Tonio. Tonio a voulu aller à l’université, c’était bien notre veine, le petit dernier qui reste étudiant jusqu’à 25 ans! On n’allait pas le mettre dehors. Et pour faire de bonnes études, il faut manger comme il faut, c’est quand même mon boulot de maman. Notre petit Tonio devenu ingénieur, c’est pas rien ça, il fallait le voir dans son beau costume quand ils ont appelé son nom sur l’estrade. Ah ben ça, j’étais fière. Avec son salaire, il a pu s’établir, il a pris un petit appartement. Je lui ai amené des casseroles, la semaine dernière, je me demande bien ce qu’il va manger. Faudra vite qu’il se trouve une bonne petite femme pour s’occuper de lui. Ca travaille dur, les ingénieurs, faut en prendre soin.

On est tous seuls, le père et moi, maintenant. Il a vraiment cru que j’allais continuer de faire la boniche juste pour lui? Non mais il s’est regardé, avec sa bedaine et sa peau toute rouge? Et il croit que je le sais pas, qu’il pince les fesses des serveuses au Cavallo Bianco? Maintenant que les petits sont grands, je vais m’occuper de moi. On va partir pour une semaine en Sicile, avec la Giuseppina et la Chiara, on va monter sur la montagne. Je lui dit ça à midi, qu’il doit me donner de l’argent pour la semaine. Et il lui, il veut pas. Vous vous rendez compte, l’avare me refuse les sous qu’il a gagnés grâce à moi qui tient le foyer? Il prend sa grosse voix, mais je sais bien que c’est parce qu’il ne saura pas se débrouiller, tout seul. Oh, il ne mourra pas de faim, il a bien assez de réserves de gras! 

Je ne vais pas me laisser faire, ah ça non! J’ai pris le journal, celui qu’il n’a pas encore lu, et je lui ai claqué la porte au nez. Je ne cuisinerai plus rien tant qu’il m’aura pas donné mon argent. C’est aussi le mien. S’il me laisse pas partir en vacances, c’est ici, au pied de l’immeuble, que je vais prendre le soleil. Moi, en réalité, je déteste ça, le soleil en pleine face, c’est bon pour les filles du Nord. Mais, à l’abri derrière le journal, j’ai mon petit coin d’ombre. Et là, en pleine rue, tout le monde me voit. Qu’est-ce qu’elle fait là, la mère Carmen, qu’ils se disent tous. Ca va jazzer, hé hé! Tant que je n’aurai pas mon argent, je ne bougerai pas. Que tout le voisinage voie comme il est pingre, le père. Je fais la grève!

Cartes postales

Contrainte: écrire quatre cartes postales, envoyées de la Chaux-d’Abel (le lieu de l’atelier littéraire), réparties sur une année; sablier: 1h.

 

1er Juin

Chère grand-maman,

Je t’écris de la Chaux-d’Abel, où je participe à un atelier littéraire. L’endroit est magnifique, toute cette verdure chatoyante te plairait, tu ferais de longues promenades. 

Ce cadre est censé favoriser l’inspiration. A mon avis, ce qui compte, c’est surtout l’émulation entre nous et les outils que nous donnent les professeurs. Je leur ai soumis mon manuscrit, j’espère que leurs commentaires m’aideront à l’améliorer pour ensuite le publier.

Je t’envoie une gentiane en pensées,

Sonia

***

2 Octobre

Chère grand-maman,

Nous nous sommes retrouvés à la Chaux-d’Abel avec les participants de la dernière fois, sans les professeurs. Nous passons le week-end à travailler sur nos textes respectifs, et nous nous lisons des extraits. Les camarades donnent leurs impressions et proposent des idées. C’est merveilleux d’établir ce contact avec des pairs et d’y trouver une solidarité. Vivement le jour où nous serons tous publiés !

La température a chuté, mais si tu voyais les couchers de soleil, féeriques. 

J’espère que ta hanche se rétablira vite, quelle vilaine chute. Je t’embrasse,

Sonia

***

3 Février

Chère grand-maman,

Je suis revenue seule à la Chaux d’Abel. Les contacts avec mes camarades se sont espacés puis ont totalement disparu. J’ai cru que je travaillerais mieux ici (mon manuscrit n’a toujours pas trouvé d’éditeur), mais c’était une mauvaise idée. Je ré-écris sans fin, je trouve mon texte toujours moins bon. L’hôtel est lugubre dans ses craquements, il fait nuit tôt et la neige fondante a répandu de la boue partout. L’atelier me semble si loin et je me demande bien ce que j’ai espéré de ces rencontres.

Je viendrai te voir à l’hôpital très bientôt, tiens bon, tu es forte.

Sonia

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4 Juin

Chère grand-maman,

C’est idiot de t’écrire. J’ignore pourquoi je le fais. A mon retour, j’irai relever ton courrier et je subtiliserai cette carte postale. Je viendrai te la lire, aux Aiguilles de Baulmes, là où on a répandu tes cendres.

Je suis revenue à la Chaux-d’Abel sans mon ordinateur, juste un carnet et un sac de romans. Maintenant que j’ai signé avec un éditeur, je peux m’accorder de lire, simplement, sans me torturer. Je reprends vie, après ce si long hiver. J’aurais tant voulu que tu puisses voir ça, notre nom de famille imprimé sur la couverture. 

Mes camarades de l’atelier, contre toute attente, je les ai retrouvés. Ils ont tous ramé, cet hiver. Mais on a déjà deux vernissages agendés, on y sera tous. Ca démarre pour de bon.

Ta petite-fille, qui n’oubliera jamais toutes les histoires que tu lui as lues.

Sonia