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Reliques de nos âmes meurtries

Micro-nouvelle écrite pour un concours littéraire du journal Le Temps. Instructions: expliquez pourquoi une paire de lunettes et une cigarette demeurent sur le sommet d’une étagère dans la rédaction, depuis un an.
Cette nouvelle ne compte pas parmi les lauréats. Le Temps ne l’a possiblement pas trouvée très drôle. Moi, par contre, qu’est-ce que j’ai ri en l’écrivant!

« On ne publiera pas ! » Elle a fermé les yeux et balancé la tête sur le côté comme si je l’avais littéralement frappée. Lorsqu’elle les a ouverts, la rage les inondait sans qu’elle la laisse couler. Gaelle ne pleurait pas, jamais. Elle a retiré ses lunettes, une cigarette coincée entre l’index et le majeur dans l’attente d’être allumée, et a lâché le tout comme son amour-propre au sommet de l’étagère à ses côtés. « T’es un minable, chef. »

Elle ne m’appelait jamais ainsi en public. Trop chargé d’un érotisme latent, cela aurait confirmé les rumeurs. C’était sa vengeance : d’une seule phrase, elle démissionnait, me quittait et me désignait comme son amant, sure de miner ainsi mon autorité. Elle a pivoté et marché en funambule vers la sortie, accrochée à son sac à main, frêle et terrifiante.

Je les ai fixés, tous ces visages maganés de journalistes accourus pour l’esclandre de couloir. Bien sûr, ils étaient de son côté. Avides, ils ne vibraient jamais tant que face au sacrifice d’un David contre Goliath. Ils se croyaient contestataires ; ils étaient si prévisibles. Soudain, ils m’ont fatigué, eux tous avec les gueules toujours ouvertes, leurs plumes acérées et leurs références alambiquées. J’ai rejoint mon bureau et fermé la porte, comme l’aurait fait le patron normal d’une boîte normale.

***

– Monsieur Shavaridze? Marmier à l’appareil, rédacteur en chef du Temps. J’ai réfléchi suite à votre appel. Il est vrai que cette enquête sur les ateliers Louis Lefort n’est pas aboutie. Non, nous n’annulons pas la publication, nous la repoussons. Notre rigueur journalistique nous impose de peser les différents points de vue et il est possible que notre enquêtrice ait été influencée par des sources hostiles à votre maison. Vous savez, je connais très bien l’horlogerie moi-même et je n’ignore pas que des concurrents cherchent à nuire au nom de Louis Lefort. Je vous recontacterai si l’article aboutit à du concret. Inutile de prendre des mesures drastiques dans l’intervalle, n’est-ce pas ?, M. Shavaridze.

Gaelle pensait-elle que j’aimais faire ce genre de coups de fil ? Croyait-elle qu’en devenant rédacteur en chef, mon âme de journaliste s’était désolidarisée de mon corps ? Shavaridze est un bandit et personne n’a besoin qu’une journaliste y consacre ses temps libres pendant trois mois pour le démontrer. Il fait faire ses mouvements en Géorgie et apposer le Swiss-made ? La belle affaire. Louis Lefort pèse trop lourd en revenus publicitaires pour s’en faire bannir. Cette dernière décennie, combien de journaux ont péri, combien d’autres ont fusionné pour ne devenir que des simulacres d’information diversifiée ? La presse est malade. Se priver d’un annonceur majeur au nom d’une enquête qui sera oubliée des lecteurs après-demain n’est pas de l’héroïsme ; c’est du court-termisme, de la bêtise pure.

Gaelle me vomit, mes journalistes me méprisent. Leur aveuglement sur notre fragilité de titre de presse m’use aujourd’hui comme jamais. Ce journal mérite-t-il vraiment que je me fasse doublement humilier, par Shavaridze et par mes employés ?

***

Le Temps vit. Les publicités Louis Lefort ont repris, macros en pleines pages sur leurs mouvements squelettes constellés de rubis. Ca a de la gueule, il n’y a pas à dire.

Gaelle, elle, n’est jamais revenue. On a fini par débarrasser son bureau pour y mettre une stagiaire. Mais ses lunettes et sa cigarette intacte, personne n’y a touché. Elles restent au sommet de l’étagère, à nous fixer sous une couche de poussière, reliques de nos âmes de journalistes meurtries par l’impératif économique.

Les racines

Les racines

Nouvelle écrite pour un concours sur le thème imposé: “les racines”.

 

– Bonjour, Madame Genier. Entrez.
– Bonjour, docteure.
– Vous pouvez m’appeler Madame Monnard.
– D’accord, docteure.

Que la pièce semblait immense. A l’autre bout, un fauteuil au tissu vert sombre piqué de pois jaune attendait les patients. A sa gauche, un petit guéridon où trônait une boîte de mouchoirs en papier et en-dessous, une corbeille à papier, vide. Nathalie entendit ses talons larges et lourds résonner en s’approchant du fauteuil, tenta d’accrocher son sac à main au dossier mais il en glissait ; elle voulut le poser sur le guéridon mais la besace en débordait ; alors elle se résolut à le poser au sol. C’était sans doute propre, une psy respectable doit avoir un service de ménage régulier.

Nathalie prit place et releva son regard agité sur la thérapeute, dont l’immobilité la frappa. Elle s’obligea à poser les mains sur les accoudoirs et s’interdit de les bouger.

  • Alors, Madame Genier. Qu’est-ce qui vous amène ?
  • Oh, rien de spécial. C’est une amie, Laurence Gindroz, qui vous a recommandée.
  • Et pourquoi consulter ?
  • Vous savez, je crois que tout le monde devrait consulter. L’hygiène de l’esprit, vous savez, un peu comme l’hygiène dentaire. Si tout le monde allait chez le psy de temps en…, euh, pardon, chez le psychiatre. Enfin donc, si tout le monde allait chez le psychiatre de temps en temps comme on va chez le dentiste, il y aurait peut-être moins de problèmes dans le monde. Enfin, vous voyez ce que je veux dire… Vous voyez ?
  • Et vous, vous avez déjà consulté un thérapeute ?

Ca y est, elle avait dit thérapeute, sûr que le mot psy l’avait vexée. Ce n’était pas un bon début ça, ça n’allait pas bien se passer. Il aurait mieux valu prendre un homme, ça aurait été plus, comment dire, plus naturel. Un psy homme, comme Freud.

  • Non, docteure, je n’ai jamais consulté.
  • Puis-je vous demander votre âge ?
  • 44 ans.

Le silence se fit. Elle la jugeait, c’est clair, pourquoi est-ce qu’elle avait eu besoin de faire sa théorie sur les psys alors qu’elle n’en avait jamais consultés auparavant ? Et puis, Nathalie ne savait pas comment on débutait une thérapie et quand elle avait demandé à Laurence de lui donner des instructions, son amie lui avait juste dit de se laisser porter. C’était facile pour Laurence, la vie la portait depuis toujours, elle flottait et il n’y avait jamais de problèmes. Pour Nathalie, c’était différent. Rien ne la portait, il fallait marcher par soi-même, savoir que faire, où aller.

La thérapeute brisa le silence avec une once de douceur dans sa voix jusqu’alors neutre.

  • Je vous propose de commencer par le début, Madame Genier. Parlez-moi de vos racines.

Ce fut comme si on avait extrait d’un seul coup l’air des poumons de Nathalie, avec une ventouse ou une machine à faire le vide. Elle hoqueta et détourna la tête pour se ressaisir, se plongeant dans la vue printanière à travers la fenêtre en tentant de maîtriser son souffle. C’est le cliquetis que fit sa dent en sectionnant une cuticule d’ongle qui la ramena au présent. Elle approcha d’un geste brusque sa main de son visage et l’inspecta avec inquiétude : Antoine détestait les mains négligées. C’était une manucure sans avoir l’air d’en être une qui lui plaisait, des ongles harmonieusement arrondis, pas trop courts ni longs, sans aspérités ; un vernis transparent ou, tout au plus, rose pâle. Et jamais d’ongles rongés, cela agaçait Antoine comme une scorie d’adolescence inacceptable.

Les mains de Nathalie étaient impeccables, elle n’avait causé aucun dommage. Elle se reformula la question – ses racines – bien qu’elle ne l’avait pas du tout oubliée, juste repoussée, et s’y résigna. C’était bien pour ça qu’elle était venue « consulter » et cette psy lui en bouchait un coin à mettre le doigt dessus directement, sans avoir reçu le moindre indice.

  • C’est Laurence qui vous en a parlé ?

La question lui avait échappé avant même qu’elle se la soit formulée à elle-même et Nathalie la regretta instantanément en voyant le regard sincèrement surpris de la psychiatre.

  • Madame Genier, je ne parle jamais de patients avec d’autres patients, soyez rassurée, je vous en prie.
  • Oui, oui, excusez-moi, docteure.
  • Ne vous excusez pas.
  • Oui, pardon. Alors d’accord, je vais vous parler de mes racines, c’est bien pour ça que je suis là. A quoi bon tergiverser, hein.

Nathalie s’éclaircit la gorge d’un raclement qu’elle voulait distingué et entreprit son récit. C’est le regard de son mari qui avait changé, avoua-t-elle de but en blanc. La psychiatre fronça imperceptiblement les sourcils mais n’interrompit pas sa patiente. Celle-là reprit :

  • C’était peut-être trois semaines après le début, tout au plus quatre. Je ne sais pas exactement et j’y pense tout le temps, je cherche quel est le moment exact où j’ai vu cette lueur sarcastique s’allumer dans ses yeux, remplacer notre familiarité. Il y avait comme une interrogation silencieuse dans son regard, comme s’il me demandait « eh bien, vraiment ? ».

La thérapeute comprenait que mari et femme avaient délimité leurs espaces, lui au bureau, elle au salon. Leurs vingt-trois ans d’union leur avaient appris à fixer des règles, ils n’avaient jamais eu la faiblesse de s’adonner au romantisme de l’improvisation. Non, un mariage heureux, c’était un engagement basé sur une entente qui ferait gagner chaque partie en confort, en affection et en sécurité plus qu’elle ne ferait perdre en aventures. Un commentaire désobligeant de Antoine aurait été une enfreinte au code d’honneur, Nathalie le savait bien. Il ne dit donc rien.

La psychiatre s’agita un peu sur son siège pendant que Nathalie cherchait dans ses souvenirs la suite de son récit. Bien sûr que lancer la patiente sur ses racines n’était qu’une astuce usuelle pour embrayer la machine analytique d’une femme verrouillée, mais Cécile Monnard n’aimait pas beaucoup se laisser entraîner sur un chemin incompréhensible, sans que sa patiente ne fasse même mine de répondre à sa première question. Pourquoi se lançait-elle dans le récit d’une récente altercation avec son mari quand on la questionnait sur ses origines, son enfance, ses parents? L’habitude de tirer les fils plutôt que de les suivre poussait la psychiatre à l’interrompre, mais c’était une réaction instinctive, impulsive, totalement contraire à la méthode. Alors comme Antoine, le mari de sa patiente dans ce banal récit, elle ne dit rien. La thérapeute se recala dans son fauteuil et tendit l’oreille.

Grâce à leur savoir-vivre, Nathalie et Antoine traversaient la période avec sérénité. De la cave, Antoine avait remonté un écran, certes vieillot, mais qui soulagerait Nathalie de son petit laptop. Quand il faisait des appels, il prenait soin de fermer la porte pour ne pas la déranger. Celui qui ne préparait pas le dîner se chargerait du souper, celui qui faisait les courses était exempté de lessive. Le système était rôdé, clair, équitable. Sans surprise.

Ils n’étaient pas mécontents qu’Aurore ait quitté la maison, à dix-neuf ans déjà. Lorsqu’ils voyaient leurs amis se démener avec le télétravail, leur propre enfermement et la garde à haut risque d’adolescents en cage, ils se félicitaient d’avoir poussé leur fille à l’autonomie précoce. L’appartement était confortable sans être luxueux, chacun conservait son salaire et ils s’étaient inscrits (mais séparément) à des cours de sport virtuels – yoga pour elle, muscu’ pour lui. Il fallait être reconnaissant. Quand Nathalie pensait qu’à quelques centaines de mètres, des miséreux faisaient la queue par milliers pour recevoir d’une association un sac de nourriture, elle s’horrifiait. Pas tant pour ces misérables – enfin si, naturellement – mais surtout elle s’horrifiait de ses propres pensées : comment pouvait-elle se plaindre ? N’avait-elle pas honte ? Cette histoire de regard n’était sans doute que dans sa tête. Et d’ailleurs, même si c’était réel, il n’y avait pas de quoi s’affoler ainsi. Les gens prennent de l’âge, l’amour prend du bide. Ils n’étaient plus ce qu’ils avaient été à vingt ans. Mais qui l’était, à quarante-cinq ?

Les semaines de confinement s’écoulaient sans laisser espérer un retour à la normalité. Chaque matin à la radio, ils tendaient l’oreille aux statistiques des dernières 24 heures : cela diminuait maintenant, de 1’500 cas quotidiens, on approchait les deux-cents. A quel seuil la vie pourrait-elle redémarrer ? C’est que, en attendant, le problème de Nathalie poussait à vue d’œil. Ce n’était déjà plus de l’incrédulité qu’elle voyait dans les yeux de Antoine : son étincelle narquoise s’était muée en résignation. Nathalie aurait encore préféré revoir la moquerie des premières semaines, c’eut été moins désespérant. En silence, son mari semblait la mépriser. 

Dans les médias et les conversations, on ne parlait plus que du monde d’après : solidaire, local, décroissant. Alors qu’elle avait partagé ces valeurs-là dans le monde d’avant – sans les défendre activement non plus, Nathalie se définissait du « centre », ce qui était bien pratique dans les discussions houleuses -, donc alors qu’elle avait partagé ces valeurs-là, elle s’exaspérait dorénavant de les entendre martelées matin, midi et soir. Car le monde d’après, c’était surtout un monde où son mari aurait balayé les restes de son désir pour elle. Dans le monde d’après, elle serait passée de quadragénaire dynamique à épouse défraîchie.

Lorsqu’on sut que les écoles rouvriraient bientôt, elle s’accorda de retrouver Laurence au parc, pour la première fois. « On verra enfin nos têtes du confinement ! », avait ri sa copine en fixant rendez-vous. L’art de mettre les pieds dans le plat, cette Laurence, à pieds joints et gaiement. Au téléphone, Nathalie ne lui avait jamais rien dit de ce qui la rongeait. Car dire, c’est faire exister, renoncer au miracle qui pourrait remettre les choses comme elles étaient, avant. Avant.

Nathalie s’interrompit net, comme un coureur qui a franchi la ligne d’arrivée. Pour la première fois, elle regarda la psychiatre dans les yeux et attendit. La thérapeute fit un léger geste latéral de la tête, comme un chien qui vient d’entendre son nom et attend la suite, punition ou récompense. Elle resta silencieuse, renvoyant ainsi la question muette.

  • Laurence l’a vu instantanément, lâcha Nathalie dans un sanglot surgi de nulle part, comme un coup de tonnerre en pleine canicule. Elle a glissé ses doigts dans mes cheveux, a saisi une touffe et m’a presque engueulée !

Nathalie s’était recroquevillée d’un mouvement soudain, comme une boîte à ressort qui se referme en un clap, et elle pleurait maintenant comme une enfant, son dos soulevé au rythme de ses suffocations. De ses doigts, elle tirait sur ses cheveux, elle semblait vouloir les cacher et les arracher en même temps. La thérapeute resta interdite, totalement déboussolée cette fois. Quand la patiente se redressa, elle ressemblait à une furie.

  • Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse, sans coiffeur pendant deux mois ? Bien sûr que mes racines sont grises ! Antoine ne m’avait jamais vue sans teinture et j’ai cru, oui j’ai cru que c’était l’occasion, que peut-être ça lui plairait. Le côté nature, vous voyez ? Le retour à l’essentiel qu’on nous promettait dans le monde d’après… Alors j’ai laissé pousser mes racines, mes racines grises, comme une idiote naïve que je suis ! Et vous savez ce que Laurence m’a dit ? Que pour la teinture, on pouvait se passer du coiffeur, on en trouvait même au supermarché !

La patiente s’effondra complètement. Elle était arrivée au bout, il n’y avait plus rien à dire. La thérapeute la laissa vider ses larmes trop longtemps contenues, sans rien dire. Elle ferma les yeux à son tour, elle aimait percevoir les soubresauts de ses patients à leurs bruits humides et rauques et en visualiser l’apaisement progressif, lorsque le volume descendait progressivement et que le silence retrouvait ses droits. Alors, la psychiatre se redressa sur son siège, reboucha son stylo-plume et rangea son calepin sur la table à ses côtés. Même à la première séance, les patients comprenaient le message porté par les tintements du rangement, ils saisissaient un dernier kleenex, réajustaient leurs cheveux et remettaient leurs lunettes éclaboussées. Nathalie sécha ses larmes, se hissa hors de son fauteuil et lissa sa jupe, avant de se diriger vers la sortie.

  • Je vous attends la semaine prochaine à la même heure, Madame Genier. Cette fois, nous parlerons de votre enfance, si vous le voulez bien.

Nathalie ne décela aucune ironie dans cette annonce et opina de la tête, écolière docile. Elle quitta le cabinet sans prononcer un mot.

Cécile Monnard referma la porte et s’appuya contre. Elle expira de tous ses poumons et au moment d’inspirer, son visage se déchira en un énorme rire. Les racines… Les racines !

Les racines

Le billet doux

Clara manœuvre consciencieusement la Ford à l’intérieur de la rangée de voitures, en hochant la tête pour éviter les rayons d’un soleil éblouissant à travers le pare-brise. Elle saute hors de l’habitacle sur ses bottines en daim et sent le tissu léger de sa jupe jouer avec ses mollets sous la brise encore fraîche. Comme chaque année, Clara a dépérit tout au long de la saison morte, c’est chimique : aucune remise à l’ordre ne parvient à l’extraire du spleen absolu qui la conquiert dans la poix humide et grise de l’hiver. Son annuelle résurrection printanière frise l’euphorie, elle s’y donne entièrement et avec délectation.

Clara détache Maé du siège auto, saisit sa petite main blanche de la sienne et elles rejoignent le trottoir en sautillant. Maé bave d’admiration devant sa maman étincelante comme un sou neuf, d’un regard qui lave d’un coup les affronts du ton haussé aux couchers récalcitrants et des jeux de memory esquivés sous prétexte de devoir cuisiner. Clara et Maé vibrent sur l’harmonie parfaite de ce tête à tête sans nuage, reléguant à l’oubli temporaire le divorce encore frais d’avec le père, toutes deux maintenant avides d’un avenir radieux.

Dans la bibliothèque, Maé s’est dirigée tout droit vers les BD. Elle feuillette le Cosmoschtroumpf sur les genoux de Clara, dont les doigts glissent distraitement de l’écran de son portable aux cheveux blond-neige de sa trotteuse. Après avoir flâné dans les allées et choisi dix livres – « Dix, maman s’il-te-plaît, j’en veux dix ! » – elles ressortent sur la rue qu’elles traversent pour atteindre le supermarché. Clara sait qu’elle dira oui à tout aujourd’hui, sans même une once de mauvaise conscience. D’un regard de biais, elle suit Maé qui déambule dans le rayon des biscuits de sa démarche de cosmonaute aux membres potelés, et ses yeux s’embuent de tendresse. D’une main, Clara pousse le caddie qui se remplit à l’excès, et de l’autre elle écrit à Alex qu’elle cuisinera un festin ce soir. Sa vie de famille recomposée lui apporte aujourd’hui une plénitude comme rarement et l’amour pour sa fille et son nouveau partenaire jaillit de sa frêle constitution comme une fontaine.

Elles sont chargées comme des mules lorsqu’elles rejoignent la voiture. Clara ouvre le coffre de la main gauche en gardant les cabas en équilibre sur la jambe droite appuyée sur le pare-choc et déverse le tout dans le coffre. Maé grimpe d’un bon sur son siège, pressée de retrouver les Schtroumpfs qui frémissent entre ses mains. Elle ne remarque même pas sa mère attacher sa ceinture, claquer sa porte et rejoindre son siège. Elle ne la voit pas non plus s’arrêter en plein élan sur le point de démarrer, ressortir de la voiture et retirer un billet de sous les essuie-glaces. « Appelez-moi », suivi d’un numéro de portable.

Clara rougit instantanément et jette des regards effarouchés aux alentours. Les passants marchent de leurs pas pressés, sauf deux adolescents à capuche qui tirent sur une cigarette sur le perron d’en-face et lui renvoient un regard vide. « Non, clairement, pas eux. » Son cœur emballé se calme à mesure qu’elle comprend que l’auteur de ces mots énigmatiques s’est déjà volatilisé. Rassurée d’un coup sur la virtualité d’une rencontre, Clara laisse l’orgueil déloger l’angoisse en son sein. « C’est vrai que je suis canon, aujourd’hui », se dit-elle en se gaussant de son audace. Ce message secret – il n’a même pas laissé son nom ! – couronne cette matinée en clamant publiquement son bien-être, son bonheur même. Cela la rend attractive aux yeux inconnus, fatalement. Le sourire mange l’entier de son visage alors qu’elle reste plantée là, devant la portière ouverte, indécise mais ravie. Elle imagine la tête d’Alex si elle lui racontait l’épisode, ce dont elle s’abstiendra naturellement. Même s’il ne serait pas inutile qu’il réalise le succès qu’elle a à l’extérieur, leur couple est trop agité à l’intérieur pour y introduire un soupçon de jalousie.

Soudain, elle aperçoit la poubelle de l’arrêt de bus. Elle s’élance au son claquant de ses talons et, pratiquement hilare, elle déchire le billet en mille morceaux qu’elle jette magistralement dans la corbeille. « Eh oui, jeune homme, navrée de briser tes rêves, mais mon cœur n’est plus à prendre ! » Parfaitement satisfaite de n’avoir pas hésité face à la tentation, Clara s’installe derrière le volant et tourne la clé de contact. A l’arrière, Maé n’a rien remarqué des cinq minutes écoulées, ses yeux bleus médusés par les plumes noires du Cracoucass.

Alex étant parti pour l’après-midi voir son père, c’est quartier libre à la maison. Clara et Maé se sont déployées sur le sol du salon et peignent des cartons d’œufs qu’elles montent en sculpture de la Tour Eiffel. Maé a des traits de peinture qui lui bariolent les avant-bras, mais sa concentration est absolue. A travers la fenêtre du balcon, le soleil se rapproche déjà de la crête du Jura, bien qu’il soit encore tôt. La température a soudainement chuté et Clara se lève pour refermer les fenêtres en imposte. « L’été n’est pas encore là », prononce-t-elle pour elle-même. La fatigue sort de son terrier, Clara la sent qui la guette et s’apprête à fondre sur elle. Elle s’allonge sur le canapé mais garde les yeux ouverts sur Maé, qui lui soumet ses créations pour approbation au fur-et-à-mesure.

« Salut les filles ! » Alex a déboulé dans l’entrée de manière si inattendue que dans un éclair de confusion, Clara s’est demandé qui c’était. Elle se ressaisit et se lève paresseusement, pour aller se pendre à son cou en réclamant un baiser. Les mains d’Alex sont froides quand elles empoignent sa taille fine, mais leur fermeté rassérène Clara instantanément. Il sent légèrement l’alcool, ils ont dû picoler au restaurant avec son père. Mais il est vif et content de la rencontre, ce qui n’est pas rien.

  • C’est allé, votre journée ? Qu’est-ce que vous avez fait ?
  • Oh, rien de spécial, on s’est baladées, on est allées à la bibliothèque. Tranquille.
  • Chouette. Et dis donc, qu’est-ce qu’il s’est passé avec la voiture ?
  • Quoi, la voiture ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
  • Eh bien elle a été défoncée, elle a une grosse cabosse à l’arrière…
  • Une cabosse ?!
  • Mais enfin, Clara, tu n’as pas vu ?

Non. Elle n’avait pas vu.

Une cabosse, un billet sur le pare-brise. Et merde.

Près des roseaux

A cligner au soleil revenu
Ou à ton sourire ingénu?
Je distingue les couleurs sépia
Effacée la ville et ses coups bas

A t’entendre asséner la sentence
Bribes incertaines de ta vie en latence
Je ne voudrais pourtant être nulle part
Que sous tes yeux ruisselant d’étoiles

A pianoter sur tes avant-bras
Des airs secrets qui ne te quitteraient pas
Je te chante – entends-tu? – les délices
D’une échappée sur les pas d’Alice

Ferme les yeux, allonge-toi
Sur nous, les roseaux forment un toit
Au diable la morale et ses lois

A saisir mes cuisses dans le noir
Mes mains enragent de désespoir
Pour l’âme agitée, nul repos
Quand l’orgasme éclate en sanglots

A se demander ce qu’il adviendrait
L’esprit lutte, aucun ne l’accepterait.
Qui sait, simple eau fraîche d’un été?
Ou trésor d’un mot galvaudé?

A quoi bon te débattre autant?
Car tu le sais, c’en est troublant
En vrai, nous sommes déjà amants.

Larmes ferroviaires

Dans le train une inconnue pleure
Silencieuse et suffocante,
Ses yeux masqués de verres noirs
Dégorgent de larmes cinglantes

Ses mains désespérément
En cent-quarante signes à la fois
Tapotent le maudit écran
Destin en jeu à chaque envoi

La guerre est perdue
Tu le sais et tu hurles
Serrée dans la foule, reine nue
Ton cri intérieur te convulse

J’aimerais t’enlacer, hélas
Te dire qu’aussi j’ai aimé
Que la vie est bien dégueulasse
Pas même digne d’être sacrifiée

Minuscule parmi les sièges
Invisible dans la routine tassée
Elle s’effrite, se désagrège
J’entends, elle crie sa vie brisée 

A ses yeux je parais sereine
Dans le train, une fille se noie.
M’aurais-tu vue, il y a des semaines?
Cette fille-là, ce n’est plus moi.